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Le violon

 

Nous savions tous que le Maitre jouait du violon. Plus d’une fois, il éveillait notre admiration pendant de longues minutes, et même des heures, lorsqu’il se mettait à jouer, et puis nous avons toujours senti ce qu’il y avait d’extraordinaire dans son interprétation. Son violon dispensait la paix et le calme et, par sa profondeur et son mysticisme, poussait à la méditation.

C’est ce que nous comprenions, nous autres profanes. Mais les musiciens, qui cherchent toujours à trouver quelque chose de plus que les autres, avaient saisi en plus des choses liées à la maitrise et aux particularités de l’exécution.

II nous semble opportun de donner la description brève d’un de nos frères qui a écouté attentivement tout en l’observant, une interprétation musicale du Maitre.

« Durant les années, écrit ce frère, où notre capitale organisait des concerts avec le concours de musiciens de renommée mondiale, que ce soit des violonistes, des pianistes, des chanteurs ou des orchestres, parmi les plus assidus auditeurs des salles de concert de Sofia, il était facile de découvrir la silhouette caractéristique du Maitre. Il tenait en haute estime les interprètes, suivait très attentivement la manière dont ils présentaient le compositeur et puis, après le concert, il donnait son opinion. De pair avec la sureté du sens du rythme, de celui de la mesure, de la pureté et de la beauté du ton, il cherchait l’artiste, l’instrumentiste ou le chanteur né. Il attribuait une grande importance à l’interprétation qui pouvait attirer comme auditeur et inspirateur le compositeur lui-même.

Quelque invraisemblable que semble cette affirmation et hors des choses possibles dans l’espace à trois dimensions, c’est une vérité pour ceux qui ont les yeux ouverts. De ce point de vue, les concerts représentaient pour le Maitre une solennité double, tant visible qu’invisible.

Le Maitre chantait et il jouait du violon. II avait été à bonne école. Nous ignorons qui a été son professeur et quel a été celui qui l’a initié à l’art du toucher des cordes et à manier l’archet. Cependant dans ses causeries, le Maitre parlait avec enthousiasme du bon pédagogue qui, tout en lui faisant connaitre le violon, pendant les premières leçons jouait lui-même avec une grande concentration devant lui, le jeune élève. Selon toute probabilité ce pédagogue, venu en Bulgarie après la Libération (1878), a dû être un musicien de talent.

Pendant qu’il était étudiant aux États-Unis, le Maitre a souvent donné des concerts dans les salles de l’université, à l’intention de ses collègues.

Nous avons rencontré le Maitre alors qu’il était un violoniste aux cheveux blancs qui jouait devant ses disciples. Puis, enfermé dans sa petite chambre, il jouait souvent tout seul, comme s’il donnait un concert à des auditeurs invisibles.

Il était hors de doute qu’il était en contact avec un monde supérieur, celui de la musique. Les thèmes, les chants et les exercices musicaux qu’il jouait étaient tout à fait originaux, extraordinaires et porteurs d’une grande force spirituelle. Ce qui pouvait être précisé par la notation révélait l’apparition de motifs venus dans la musique pour la première fois sur la terre. Des compositeurs et des interprètes de musique appelaient son oeuvre musicale « un hymne pathétique de l’âme humaine ».

La langue musicale avec laquelle s’exprimait le Maitre était très caractéristique et pure. Bien qu’il y eut des airs faisant penser à un Orient lointain, elle était malgré tout quelque chose de tout à fait diffèrent et de neuf. Il interprétait avec une distinction académique ces passages où il y avait une résonance classique, tandis qu’il exécutait la chanson bulgare, joyeuse ou triste, le plus souvent subordonnée à des mesures irrégulières et à des légatos d’archet compliqués, avec une telle vivacité légère, un tel entrain, qu’il nous semblait entendre quelque fameux Bulgare joueur de rebec (ancien violon à trois cordes).

Le violon, en tant qu’instrument de musique, était pour lui une des choses les plus parfaites que l’homme soit parvenu à créer. Il contemplait souvent les formes harmonieuses de la structure du violon, la grâce de ses ouïes par lesquelles se déversaient les sons réfléchis dans la boite du violon. Il disait de cet instrument qu’il était le symbole de l’Homme et mentionnait toujours le nom de Stradivarius dans ces cas-là.

Le Maitre connaissait dans les moindres détails la technique du doigté et de l’archet. Son jeu qui donnait aux tons un coloris spécifique était rempli de fraicheur et de douceur. II donnait le nom de « conversation orageuse » sur le plan physique à l’exécution bruyante et hardie. Le plus souvent il jouait avec un attouchement doux de l’archet, utilisait les spicatti, l’archet volant, et même certains pizzicatti.

Un des jours remarquables d’interprétation musicale fut le dernier concert du Maitre, donné en lieu et place d’un discours dominical du matin, un dimanche de l’année 1943. II entra en classe le violon à la main. Les disciples occupèrent leurs places dans la salle. Après la prière, le Maitre descendit de la chaire et déclara qu’il allait interpréter le motif musical « Le Fils prodigue » qu’il n’avait pas joué depuis plus de 30 ans. Le léger effleurement de l’archet fit résonner quelques quintes, il vérifia si le violon était bien accordé et se mit à jouer.

L’interprétation et le contenu du chant ne pouvaient pas être mis en notes. Le tempo en était parfois orageux et les mouvements se succédaient si rapidement que l’on ne réussit pas à les noter.

Nous ne faisions tous qu’écouter. Nous étions introduits dans un extraordinaire monde musical. Il était édifié par des tons d’une telle richesse de contenu que seule l’âme de l’auditeur pouvait la saisir. L’interprétation était précise, riche en beauté et en sonorité. Dans la limite de trois octaves, le Maitre narra la vie d’une âme immortelle ayant traversé une existence pleine de drames, par endroits marquée de romanesque et dans d’autres plongée dans la méditation. « Le Fils prodigue » confiait l’histoire de sa vie par l’entremise du langage de tous. Nous avons perçu des conflits, des contradictions et, jusqu’à un certain point, l’apaisement que donne l’espoir radieux d’une vie tissée de lumière et d’amour. Nous avons perçu les tendres élans d’un coeur aimant dans un pianissimo, à peine audible, pareil à un chuchotement. Ce coeur était à la recherche de la paix dans la grande arène de la vie, dépourvue d’amour et de compassion et où ce coeur demeure encore inconnu. Dans les accords en arpège, remplis de dynamisme et de puissance et déroulés dans une harmonieuse ligne ascendante, nous avons ressenti comment la Volonté suprême tend la main au vagabond, dirige son destin de monde en monde et donne à son esprit l’assurance de l’issue heureuse au drame commencé.

La narration se termina par quelques accords solennels...

Les doigts qui étaient posés sur les cordes et ceux qui tenaient soigneusement l’archet rangèrent le violon dans son étui.

Le concert avait pris fin. Et ce fut la dernière grande interprétation du Maitre auprès de ses disciples.

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