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Comment j'ai trouvé la voie menant à lui


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COMMENT J’AI TROUVÉ LA VOIE MENANT À LUI

 

II y avait des jours où je ressentais une inexplicable anxiété de mon profond attachement envers un de mes enfants. J’aimais mes quatre enfants, je tremblais également pour chacun d’eux, je les entourais des mêmes soins maternels et, de la même manière, il m’arrivait que mes pensées s’arrêtent sur certains éventuels dangers. Ce sont là les phobies de quiconque aime et dont l’attachement est irrésistible et ardent. Ce sont là les craintes d’une mère par lesquelles elle se tourmente elle-même.

Cependant j’éprouvais quelque chose d’autre, quelque chose de plus grand que l’amour maternel envers ma fille Annie. Je considérais son apparition dans notre maison comme un don exceptionnel et comme une attention spéciale du ciel qui me décernait une distinction, et je ne savais pas si je la méritais. Je considérais mes autres enfants (deux autres filles et un fils) comme de bonnes créatures, mais qui n’avaient rien d’extraordinaire. Eux, je les grondais plus souvent et même je les jugeais sévèrement quand je pensais qu’ils avaient tort. Je ne pouvais pas me comporter de la même façon avec Annie. Même à l’époque où elle n’était qu’un tout petit enfant, je me sentais coupable envers elle pour chaque chose qui arrivait. Un respect profondément enraciné dans mon âme ne me permettait pas d’être sévère et autoritaire. Un jour que j’étais énervée par toute sorte d’ennuis, je lui criai quelque chose d’un ton plus irrité et un peu coléreux et je ressentis un profond mécontentement de moi-même. J’eus l’impression qu’à travers ses yeux profonds et doux me regardait quelqu’un de plus grand, plus sage, infaillible. Alors je commençai à faire mon autocritique et même je me sentis irritée du respect que m’imposait cet être que j’avais mis au monde.

Beaucoup de temps s’était écoulé. Les enfants continuaient à grandir et dans ma chevelure commencèrent à apparaitre les premiers fils blancs.

La différence d’âge entre mes enfants n’était pas grande. Un jour, jetant un coup d’oeil vers eux, j’eus l’impression qu’ils avaient muri, grandi... mais Annie, d’une manière tout à fait différente. Sa supériorité sautait immédiatement aux yeux, ses remarques remplies de sagesse et sa douce force à laquelle les autres se soumettaient. J’avais l’impression que mes autres enfants aussi la voyaient du même oeil que moi.

—    C’est toi qui fais toutes les bêtises et tout le mal ! m’écriais-je parfois, étant hors de moi, en grondant mon fils Christo.

Cependant Annie, de sa voix douce, me disait:

—    Ce n’est pas de sa faute, maman, j’ai vu comment tout est arrivé.

J’acceptais ses paroles avec confiance, mais malgré tout je vérifiais et analysais « l’accident » enfantin et je voyais qu’Annie avait raison. Elle avait toujours et en tout raison. Dans notre maison, Annie était « l’étalon » absolument pour tout, et moi, je n’étais que le gérant officiel, bruyant et perplexe, tandis que l’esprit d’Annie — la silencieuse, la douce, l’invincible — était invisible et toujours infaillible.

Mon mari était absorbé par son travail. II arrivait et circulait comme un invité, toujours étranger aux petits incidents, toujours préoccupé de quelque chose et mécontent. Mes relations avec lui étaient bonnes, mais il se tenait avec nous comme s’il avait accompli son devoir envers nous, comme si une autre affaire importante et essentielle l’attendait et comme s’il n’avait besoin de cette maison que pour y passer la nuit, et lui laisser ce qu’il lui devait en tant qu’honnête homme, régulier. Parfois il lui arrivait seulement de faire une réprimande au sujet de quelque chose qu’il considérait comme mauvais et il sortait du même pas, que je connaissais depuis des années, qui résonnait sur le dallage menant à la porte d’entrée.

Ma fille ainée, Lili, termina ses études secondaires. Je l’observais et je me disais qu’elle deviendrait une bonne maitresse de maison. Mais pour mon autre fille, je pensais différentes choses et je compris que mon intuition de mère ne me trompait pas. Parfois, la mère, avec son intuition et ce qu’elle observe chez ses enfants, peut saisir la valeur de ce qu’il va leur rester durant toute leur vie. Je voyais que le garçon possédait un don, sans savoir exactement en quoi il consistait. J’avais déjà foi en sa raison, en la justesse de son jugement sur beaucoup de choses et dans l’habileté de ses mains. Seulement pour Annie, je ne pouvais rien dire de défini. Je ne sais pourquoi, mais je n’arrivais pas à pénétrer au fond d’elle-même.

Quand elle devint étudiante en langues étrangères, je m’éloignai encore davantage de son monde à elle. II me semblait qu’avec cette langue étrangère, elle s’élevait au-dessus de moi et que je devais la traiter avec une attention encore plus grande. La seule chose qui me liait à elle était mon amour pour elle, qui était arrivé à l’adoration et cette inexplicable peur de ce qu’il allait advenir d’elle.

Un jour que j’étais restée seule à la maison, je me mis à la fenêtre, levai les yeux vers le ciel et m’écriai :

—    Seigneur, découvre-moi le secret pour lequel Tu m’as envoyé cette enfant et pourquoi mon amour infini est plongé dans l’anxiété pour elle ? Qui me l’a confiée pour que je la garde comme un bijou émaillé de pierres précieuses et ne va-t-on pas me demander de la rendre de nouveau ?

Alors, pour une cause confuse, mon âme fut remplie d’une solennité extraordinaire, dans laquelle il y avait une joie céleste et une sombre souffrance terrestre. Une voix lointaine, qui résonnait comme en moi-même, répétait le mot: destin, destin !

Un jour, j’éprouvai de la peine à rester chez moi. Je décidai d’aller rendre visite, avec deux de mes enfants (Lili et mon fils Christo), à un de mes parents qui avait un restaurant près de Diana Bad (une piscine dans la forêt). Je voulais que mon fils respire un peu d’air pur. Il faisait beau. Christo était très souvent malade et, dès qu’il attrapait le moindre coup de froid, sa température montait jusqu’à 39°. J’espérais fortifier son organisme avec cette promenade par un si beau temps. Nous nous rendîmes dans ce restaurant, primes place à une table, rencontrâmes mes proches et primes notre repas.

—    En rentrant, me conseilla mon parent, passe par la cour et le jardin des « frères », me dit-il en martelant ses mots, avec un ton et une expression particulière. Cela s’appelle « Izgrev ». C’est très beau, très pur et tu pourras échanger quelques paroles avec les gens. Tu y entendras quelque chose de plus spécial, de plus intéressant.

Je suivis son conseil. De toute façon, les enfants voulaient rester au grand air. Nous entrâmes dans la cour de l’Izgrev. C’était très agréable. Nous nous assîmes près des tables devant la salle, auprès de beaux buissons de noisetiers. Qui sait pour quelle cause mon fils se sentit brusquement très mal ? II se peut que la viande qu’il avait mangée dans le restaurant de mon parent n’ait pas été de très bonne qualité. Mon fils devint livide, sa tête s’affaissa et j’eus très peur. Une des soeurs que je ne connaissais pas, s’empressa de lui apporter un verre d’eau. L’enfant en but quelques gorgées et immédiatement il se sentit mieux.

Pendant ce temps, je vis apparaitre du côté du jardin un groupe d’hommes et de femmes, parmi lesquels se trouvait le Maitre Beinsa. C’est alors que moi, qui avais entendu parler de lui, je le vis pour la première fois. II me fit une impression extraordinaire. II marchait le corps droit, alerte et il semblait irradier de la lumière. II était vêtu d’un complet blanc. On entrevoyait une chemise de soie blanche. Je ne pouvais détacher mes yeux de lui. Alors la soeur qui avait apporté de l’eau à Christo me dit :

—    Emmène l’enfant auprès du Maitre. Avec un groupe de disciples, il revient du jardin où il a aidé un jeune arbre à ne pas se dessécher. Il va venir en aide à ton fils aussi.

Brusquement, mue comme par un ressort, je sautai, m’approchai du groupe, poussai l’enfant devant moi et, tout émue, dis :

—    Maitre, il est malade !

Le Maitre Beinsa s’arrêta, me regarda d’un air bienveillant et je vis le serein silence dans ses yeux. Puis il tendit la main, caressa la tête de Christo et poursuivit son chemin silencieusement.

Une demi-heure plus tard, nous rentrâmes. L’enfant était plein de vigueur et en parfaite santé. Je m’attendais, à notre retour à la maison, à ce qu’il ait de la fièvre. Mais, à ma grande joie, rien de tel ne se passa. Son visage était frais et ses joues roses. Le thermomètre indiquait 36,4° C.

La santé de Christo se rétablit. Quoiqu’à cette époque il n’était qu’un petit enfant, pendant toute son adolescence et son âge adulte, jamais il n’oublia le Maitre Beinsa, même quand il était sur le front. Quand il faisait ses prières, jamais il n’oubliait de prier aussi pour le Maitre qui, après avoir guéri l’arbrisseau, l’avait guéri lui aussi.

Un de ces jours de guerre pleins d’anxiété, au moment de l’atroce bataille de Stratsine, à laquelle participait Christo, et où les Allemands déchainés livrèrent un rude combat à notre armée, j’allai trouver le Maitre, lui fit part de mon anxiété et de la situation terrible dans laquelle se trouvaient nos jeunes gens. Le Maitre se recueillit et au bout d’une minute, il me dit que mon fils allait revenir.

Christo désirait devenir ingénieur, mais, sur les conseils du Maitre,

il s’inscrivit à l’académie de médecine et devint un très bon médecin à Sofia.

Le printemps fleurissait et, en même temps s’épanouissait la beauté d’Annie. Dans le jardin, les arbres fleuris semblaient revêtus de leurs atours de fête. J’avais envie d’élever Annie tout comme ces arbres fruitiers fleuris, pour lesquels j’éprouvais de la peine quand une bourrasque emportait leurs fleurs.

Un matin, vers la fin du printemps, quand les hirondelles s’étaient déjà installées dans leurs nids sous la toiture et que le soleil déversait ses chauds rayons caressants sur la terre, Annie se réveilla dans un état inaccoutumé. Elle me dit qu’elle se sentait sans forces et que tout son corps lui faisait mal. Elle avait le vertige et était terriblement pâle.

Je pensai que c’était un refroidissement de printemps et je lui recommandai de ne pas aller à ses cours ce jour-là.

—    Non, maman, me répliqua Annie, je ne veux pas rater mes cours d’aujourd’hui. Je sens que je me sentirai mieux si je sors. Mais avant cela, j’aimerais te raconter ma nuit. Maman, c’est un véritable conte ! Je ne peux pas l’oublier et ce que j’ai vu est en moi comme une réalité vécue.

Brusquement, Annie se raviva. Son visage s’éclaira et, avec un regard dirigé vers le lointain et rempli d’une fascination céleste, me dit ce qui suit :

—    Est-ce que tu te souviens, maman, de ce que je t’ai raconté une fois au sujet de cet homme âgé que j’ai rencontré dans le tramway et qui m’avait fait une si profonde impression ? II était vêtu de vêtements clairs. Ses cheveux presque entièrement blancs retombaient des deux cotes de son visage et dans son regard il y avait quelque chose de très doux, de rayonnant, de lumineux que je n’avais jamais vu jusqu’à ce jour. Il me fit une très grande impression et moi, comme j’étais debout de côté, je l’observais furtivement. Quelques minutes après que j’étais montée dans le tramway, le receveur s’arrêta auprès de lui pour son ticket. Cet inconnu âgé tendit le bras en arrière, où se tenait un jeune homme qui fit immédiatement deux ou trois pas en avant et paya deux tickets au receveur. Il était évident que le jeune homme accompagnait cet homme vêtu de blanc. J’ai toujours gardé le souvenir de cet incident qui dans le fond n’avait rien de particulièrement remarquable, mais il me semble qu’à mon retour de mes cours, je t’en ai parlé.

—    Tu m’as raconté quelque chose, répliquai-je, mais je ne me souviens pas des détails. Dans tout cela il n’y a rien de spécial.

—    Pour cet incident, c’est vrai. Mais, écoute, maman, je vais te raconter maintenant le rêve que j’ai fait cette nuit.

—    Raconte, je t’écoute.

—    J’ai rêvé que sur ma poitrine il y avait un papier plié qui bruissait à chacun des mouvements que je faisais. Je me demandais ce que cela pouvait être et je le sortis. Je vis que c’était une enveloppe rose dans laquelle il y avait une lettre écrite sur du papier de la même couleur rose. Je n’arrivais pas à m’imaginer comment cette lettre se trouvait là. J’ouvris l’enveloppe et je sortis la lettre. Je me mis à la lire et ne pouvais en croire mes yeux. La lettre commençait comme cela :

« Je suis le Maitre Beinsa. Tu ne me connais pas personnellement, mais moi, je te connais très bien. Annie, lève-toi, revêts tes plus beaux vêtements, la robe que tu aimes le plus. Après cela, fais-toi une belle couronne avec les différents ornements que tu trouveras chez vous et mets-la sur ta tête. Je viendrai te chercher, Annie. Reçois mes salutations les plus cordiales. »

Ton Maitre.

Pendant qu’Annie racontait son rêve, sur son visage apparut une lumière, ses traits se transformèrent et je vis une beauté extraordinaire dans ses yeux. Je fus un peu troublée par ce rêve, mais j’attendis qu’elle me le raconte jusqu’à la fin, car je compris qu’elle avait rêvé du Maitre Beinsa.

—    Ensuite, maman, je me suis levée, je me suis lavée, habillée et coiffée, je posai sur ma tête une belle couronne de fleurs qui, je ne sais comment, se trouva dans mes mains. Sans rien dire à qui que ce soit chez nous, je sortis et me mis à attendre devant le seuil de la maison. Peu de temps après, je vis apparaitre au lointain un beau et grand cheval blanc. Celui qui le montait, et dont je vis le visage quand il se rapprocha de moi, était un beau jeune homme, aux cheveux bouclés d’un blond scintillant et aux yeux bleus. Dès qu’il arriva près de moi, il fit tourner son cheval et me tendit la main. Je pris sa main et, du côté des étriers, je sautai sur le cheval, légèrement, comme si je volais. La première chose que je dis, en montant sur le cheval, fut que j’avais mal à la tête. Le jeune homme posa sa main sur mon front et mon mal de tête disparut.

« Me reconnais-tu ? » me demanda le jeune homme blond.

« Je gardai le silence, essayant de me rappeler si je l’avais vu quelque part, mais, sans attendre ma réponse, il dit:

« Je suis celui que tu as vu dans le tramway, mais mon visage, actuellement, est différent. Ce que tu vois maintenant, c’est ce que j’étais au temps de ma jeunesse. L’homme se transforme extérieurement. Telles sont les lois de ce monde. Mais dans l’homme il y a quelque chose d’autre qui ne change jamais. »

«Au début, je me sentais remplie de honte, craignant que quelqu’un me voie montée sur ce cheval avec ce jeune homme. Mais brusquement il se produisit en moi une transformation. Tous les préjugés des moeurs humaines disparurent. Je me tournai vers le jeune homme et, avec une certaine confiance, je lui dis:

« Mène-moi оù tu veux ! »

« Nous partîmes. Le cheval se mit à trotter à une vive allure sur la route et j’avais le sentiment d’être comme une fée dans un conte, cependant que le soleil brillait et que le jour et le rêve étaient rayonnants de lumière... !

« Quand je me suis réveillée, j’éprouvai seulement du regret que ce soit fini et que la vision ait disparu. Mon âme était en fête. Elle était remplie de joie. Je désirais fortement savoir ce qui arriverait par la suite et, à ma grande joie, je me rendormis. Le rêve continua. Je me trouvais dans une petite chambre blanche, quelque part derrière la forêt de pins. J’étais revêtue de vêtements d’hiver. Dehors, il avait neigé. Tout était recouvert d’une blanche couverture. J’étais assise sur un lit et je me sentais ni vivante, ni morte, dans un état à la frontière de ce monde-ci et d’un autre monde. En face de moi, sur une large chaise en rotin, c’était lui, il était assis, mais à l’âge qu’il avait quand je l’avais vu dans le tramway. Ses cheveux, de couleur poivre et sel, de nouveau entouraient son visage. C’était la véritable image d’un sage, d’un saint homme qui connait tous les secrets de la terre et du ciel.

« Je gardai le silence, plongée dans une méditation et j’attendais que toi, maman, tu viennes et que tu me voies. Tout à coup, tu ouvris la porte de cette merveilleuse chambre blanche et tu entras. »

— Où ne t’ai-je pas cherchée, Annie, mon enfant ! J’ai fait le tour de tous les endroits où je pensais que tu pouvais te trouver, de tous les parents et amis, tandis que toi, tu étais venue ici, dans cette petite chambre que je ne connais pas !

« J’éprouvais de la honte devant le Maitre à cause de tes paroles, mais il se tourna vers toi et dit :

« Emmène-la avec toi, elle est en bonne santé. »

« Nous rentrâmes à la maison. Je ressentis qu’il s’était effectué en moi quelque chose de très important, concernant ma vie aussi. »

De nouveau mon âme fut pénétrée profondément par cette anxiété inexplicable pour mon enfant favori, Annie. Que signifiait ce rêve ? Ne serait-ce pas un présage ? J’avais beaucoup entendu parler du Maitre Beinsa, mais que signifiait le fait qu’il l’avait prise avec lui et l’avait emmenée vêtue comme pour un mariage ?

C’est seulement plus tard que j’appris qu’il y a des choses inéluctables qui sont inscrites dans l’éternel Livre de la Vie et qui attendent le moment de leur réalisation inévitable. Est-ce qu’il n’était pas déjà ouvert à la page où était inscrit le destin de mon Annie ?

Je fis tout mon possible pour oublier ce rêve et pour ne plus penser à tout cela, source de mon anxiété. Les jours s’écoulèrent, sans évènements spéciaux, pendant ce printemps paré de fleurs merveilleuses et rempli du gazouillis enchanteur des oiseaux.

Un matin, vers la fin du mois d’avril, Annie quitta son lit et s’assit sur une chaise en se tordant de douleurs au ventre. Elle devint morne, se laissa aller et son visage devint livide. Ses souffrances se reflétaient dans ses yeux.

—    Qu’est-ce que tu as, Annie ? lui demandai-je. Elle murmura avec peine que depuis quelques jours elle ressentait des douleurs lancinantes au ventre. Au début, je pensais qu’elle avait attrapé froid ou bien qu’elle souffrait d’une indigestion. Puis, il me vint à l’idée qu’elle avait l’appendicite, ce que le médecin confirma, après l’avoir auscultée.

—    II faut attendre quelques jours, dit le médecin en partant.

Le lendemain, après l’avoir examinée de nouveau, le médecin fut

catégorique.

—    C’est une péritonite, dit-il, il n’y a aucun doute.

—    Que faut-il faire ? demandai-je.

—    Suivre le traitement prévu pour ces cas-la.

On commença à la soigner. Nous fîmes tout ce qui pouvait être fait pendant cette année de 1941, si dure pour notre pays, mais les prévisions pour la guérison d’Annie n’étaient guère des meilleures.

L’été arriva. Tout le temps de sa maladie, jusqu’au mois de juillet, fut très pénible. Il n’y a pas de mots humains qui puissent exprimer toute la souffrance, la crainte, les nuits blanches passées dans les tourments des pressentiments que le souffle glacial de la mort approche. Je ne veux pas en parler.

Le 12 juillet, au cours de cette année si fatale pour notre famille, le jour de la fête du Maitre, Annie était couchée dans le cercueil, prête à être enterrée. Était-elle partie, montée sur le cheval blanc à côté de celui qui l’avait appelée et qu’elle avait suivi, en toute confiance, comme une petite princesse toute blanche, coiffée d’une couronne qu’elle avait elle-même posée sur sa tête ?

Je me sentais complètement perdue, après ce jour-là qui fut le point culminant de ma plus grande douleur. Cette souffrance était une part de celle de notre terre, qui a fait chauffer à blanc nombre de coeurs humains. Je n’avais même plus le temps et la possibilité de me souvenir de ce qui m’est arrivé dans cette maison d’où la plus belle fleur était partie. Je ne pouvais pas vivre ma douleur comme les autres personnes, car, à partir du jour où elle disparut, j’entendais sans cesse sa voix. Elle résonnait dans mes oreilles, non seulement comme une voix, ou bien comme un cri inarticulé, mais j’entendais des mots, des paroles, tout comme si elle était quelque part tout près, et, avec insistance, voulait me consoler. Durant quarante jours, j’entendais ce langage lointain et en même temps proche, ces émouvantes paroles de consolation qui élucidaient mes liens réels avec elle : celle que j’aimais le plus de tous mes enfants, Annie.

II y avait des moments où je pensais que je devenais folle, que la douleur avait égaré ma raison ; mais plus le temps passait, plus je me convainquais que c’est une vérité que nous, les humains sur cette terre, nous ne comprenons pas. Sans cesse, elle me parlait de la lettre rose, du splendide cheval blanc sur le dos duquel elle avait quitté notre maison et combien il avait été beau dans sa jeunesse cet Homme extraordinaire qui était venu sur terre avec une mission — un homme modeste, cachant la puissance de ses possibilités et de ses connaissances, car il n’y avait personne à qui il puisse les confier. Ce fascinant jeune homme que les ans, les lois et le temps qui s’écoule sur terre avaient transformé en vieillard chenu...

Je ne cessais d’entendre la voix de ma charmante et adorée Annie que le jour où je décidai d’aller trouver le Maitre Beinsa. « C’est absolument indispensable, maman, insistait-elle de cette voix que j’entendais dans mes rêves, tout autant pour moi que pour toi. Il faut que tu ailles auprès de lui. C’est ton destin, ta voie à l’avenir et ta tâche. J’attends que tu fasses cela. »

Quand quarante jours se furent écoulés, depuis le jour le plus malheureux de ma vie, je m’acheminai, avec l’aide d’amis, vers cette maison blanche, vers cette même chambre blanche dont Annie m’avait parlé.

Le Maitre Beinsa, plein d’amabilité, m’invita à prendre place dans un fauteuil en rotin, sur lequel était posé un petit coussin, peu épais, et s’assit en face de moi. Je l’observai en silence et, lui aussi, pendant un long moment, ne prononça pas un mot. Tout à coup je me sentis en proie à une douleur profonde et insurmontable. Le Maitre Beinsa gardait toujours le silence, mais je compris qu’il attendait que mes larmes cessent de couler. Après avoir pleuré amèrement, mes larmes se séchèrent et, je ne sais pourquoi, je lui souris tristement. II me regarda et son visage était éclairé d’un demi-sourire.

Ayant repris un peu de courage, je pris la parole : « Maitre, pourquoi fallait-il que ma très chère, si bonne et bienaimée Annie meure ? Je suis venue en quelque sorte sur sa demande pressante pour vous raconter un de ses rêves, comment elle est tombée malade et a quitté ce monde-ci le jour de la Saint-Pierre. »

Le Maitre écouta attentivement le rêve d’Annie, hocha la tête avec le mouvement de quelqu’un qui est au courant de ce que l’on lui raconte. II ne dit rien. Mais quand, amèrement et avec une voix pleine de désespoir, je me mis à crier : « Annie, mon adorée, elle est morte ! » le Maitre me regarda avec un étonnement serein et, le visage illuminé, me dit :

« Elle est vivante !

—    Comment cela, vivante ? N’est-ce pas moi qui l’ai fait enterrer ? »

Alors il se leva, se dirigea derrière un paravent et, une minute plus tard revint, posa un verre d’eau sur la table et un morceau de sucre. II s’assit de nouveau, prit le morceau de sucre dans sa main et dit :

« Cela représente la forme d’un corps physique, tandis que l’eau représente la vie intégrale.

Jetant le morceau de sucre dans l’eau, il continua :

—    Voici le morceau de sucre disparaitre devant nos yeux, mais la douceur du sucre reste dans l’eau. Pour la vue, elle est inaccessible, mais pour le gout, elle est perceptible. Dans la vie intégrale, rien ne se perd.

—    Maitre, lui dis-je, pourquoi n’ai-je pas amené ma fille auprès de vous pendant qu’elle était encore de ce monde ? Comme je souffre à cause de cela !

—    Parce que vous ne possédiez pas la lumière. Mais elle, votre fille qui est partie, est une âme libérée, et si vous saviez comment l’appeler, elle viendrait vous rendre visite. »

Je m’apprêtais à partir, sachant que d’autres personnes attendaient une entrevue avec lui; mais, avant cela, je lui demandai:

« Mais moi, Maitre, que vais-je faire ? »

La réponse que j’obtins me sembla, de prime abord, invraisemblable, bizarre. Je fus peinée, car je pensai qu’il m’avait dit une plaisanterie.

« Vous allez vous acheter un violon et vous allez commencer par le début, par faire des gammes. »

Stupéfaite, je levai les yeux vers lui, mais je vis que son visage était des plus sérieux, même avec une expression de recueillement. Je compris qu’il ne s’agissait nullement d’une plaisanterie.

« Mais, de toute ma vie, je n’ai jamais même effleuré un violon. Pourquoi me donnez-vous ce conseil si inexplicable ? J’ai déjà près de 50 ans. Et maintenant, après tout ce que j’ai vécu, je vais trouver en moi-même le courage et la force d’étudier le violon ?

— Ta peine n’est qu’une peine. C’est avec elle que tu vas jouer do, ré, mi... et tu ne maudiras pas Dieu. Tu ne connais pas les lois de la vie ni qu’elles sont les causes pour lesquelles il advient tout ce que nous voyons sur terre... »

Je partis en proie aux idées les plus diverses et contradictoires. Je pénétrai dans la forêt et, concentrée dans la méditation, je m’assis sur un banc. Je commençai à me parler en moi-même :

«Seigneur, quelle grande épreuve et quel incommensurable héroïsme sont exigés de moi, car toute ma vie durant je devrai porter en moi ce tourment et ce chagrin. Quelle consolidation m’a apportée le sage Maitre Beinsa ? II m’a dit qu’elle était vivante et qu’elle ne disparaitrait jamais, de la même façon que le sucre se transforme en eau sucrée. II me recommande d’apprendre à jouer du violon pour ne pas maudire Dieu... »

Tout comme les voies et les oeuvres de Dieu sont insondables, de même l’âme humaine est secrète et impénétrable. Jamais je n’aurais pu admettre, ni même m’imaginer après ce grand malheur que j’avais subi qu’il allait m’arriver de telles choses que je serai capable de faire.

Sur cette terre, nous sommes les esclaves d’habitudes, de coutumes et traditions. Pour la joie, tout comme pour le chagrin, nous possédons des formes d’expression établies. Dans la douleur, nous revêtons des vêtements noirs, nous nous renfermons en nous-mêmes, nous détournons notre regard du monde et évitons d’écouter ou de nous occuper de musique. Nous ne savons pas ce qui convient le mieux à ceux qui sont partis dans l’au-delà. Les gens qui n’ont pas la foi et ceux qui sont des faibles dans le chagrin se mettent à boire ou s’adonnent à d’autres habitudes tout aussi illusoires. Ceux qui ont la foi, par contre, pensent que c’est seulement des soupirs et des prières qu’ils doivent adresser à leurs défunts. Comme c’est regrettable que les gens ne sachent pas quel plaisir nous pouvons procurer aux âmes des défunts avec de la musique, de la poésie, ou bien n’importe quel art au moyen duquel nous exprimons notre amour envers elles ! Mais qu’allaient dire ma parente, mes amis, mes connaissances, en apprenant qu’une femme comme moi, qui venait de perdre son enfant le plus chéri, assistait à des concerts symphoniques, jouait des morceaux de musique, ou bien chantait ? Et les gens n’allaient-ils pas penser et se chuchoter à l’oreille que la douleur m’avait fait perdre la raison, s’ils apprenaient que je m’étais acheté un violon et que, tapie dans un coin de ma maison, éperdue de douleur, j’apprenais à jouer la gamme ?

Pas une seule des milliers et des millions de mères qui vivaient dans la douleur, ayant perdu un enfant soit à cause de la guerre, d’une maladie ou d’une catastrophe, n’hésiterait à penser que je suis devenue complètement folle, si on lui disait qu’après avoir perdu mon enfant favori, je m’étais acheté un violon et que, enfermée au fond de ma maison, je raclais avec mon archet sur les cordes tout comme une jeune écolière ?

Mais cela n’est pas ainsi.

J’avais déjà pris une quinzaine de leçons auprès d’une soeur de la Fraternité qui savait jouer du violon, mais je n’osais jouer ni devant mon mari, qui m’aurait regardée avec mépris, ni devant mes deux filles et mon fils qui était encore petit. Tous sans exception auraient pensé que j’étais une excentrique démente, ou bien sans aucun doute quelque phénomène pathologique.

À qui pouvais-je expliquer que j’avais déjà appris à tirer de mon violon des sons plus harmonieux, que j’étais convaincue que, telles des plaintes déchirantes, ils parviendraient à l’ouïe de mon Annie adorée, dans cet Égo inconnu, dans le monde merveilleux des âmes ? Je remarquai qu’en écoutant ces sons encore rudimentaires, mais émouvants, ma douleur ne diminuait pas, mais prenait en quelque sorte un sens. Je m’imaginais qu’Annie était assise quelque part, dans un coin sombre de la pièce et écoutait la musique du chagrin inconsolable, mais qui avait déjà trouvé un sens, de sa mère.

Quand je restais seule, je me rendais auprès du Maitre Beinsa pour lui raconter les choses que j’avais vécues. II m’écoutait attentivement et son visage prenait l’expression d’une concentration dans la prière. Seul le Maitre pouvait me comprendre et ne pas penser du mal de moi, lui qui réussit à me convaincre, à mon âge, de remplacer mes pleurs incessants — qui selon lui ne plaisaient pas aux âmes — par des mélodies, quoique tirées avec peine et inhabilité de mon violon.

Deux fois par semaine, je me rendais là-haut, dans la forêt de pins, écouter les paroles du Maitre. Quand il m’arrivait de manquer d’y aller, ou bien de cesser de jouer du violon pendant un certain temps, je ressentais comme dans un souffle les reproches que me faisait Annie, et déjà même ceux de mes autres enfants qui avaient appris que c’est de cette manière que j’exprimais mon chagrin. Et pendant ces jours-là, on sentait un malaise dans la maison. Les poutres du plafond craquaient d’une manière particulière et les armoires semblaient remuer leur dos desséché.

Des années passèrent. Je ne pouvais plus vivre sans les paroles du Maitre, sans la consolation et le sens que je trouvais dans l’enseignement de la Fraternité. On dit que le temps fait passer la peine. Ce n’est pas vrai. Le chagrin reste. Mais ce que le temps fait, c’est de vous rendre capable de supporter et même d’aimer ce chagrin ; et quelque chose d’encore plus étonnant, de croire qu’il avait été absolument indispensable et inévitable que l’on change radicalement ses manières de vivre.

Les voies qui mènent à l’éveil de l’âme humaine sont diverses. Une de ces voies est la souffrance.

 

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